≡ Menu

RAMIN MAZHAR

13 poèmes de Ramin MAZHAR
 

Je te salue Leïla [1] ! La fouettée! La tourmentée!

Salut la ruine ! L’exsangue! La mortifiée!

Brisée, fracassée, étonnée et confuse… était ta voix
Tu m’a salué mais couverte de bandage était ta voix

Comment ça va? [On commémore l’anniversaire de la mort de l’Espoir demain] –
Est noir et blanc le temps à Kaboul en ces jours
Raconte si le poète ivre-mort a survécu ou non
Si celui qui a pansé ta plaie a survécu ou non

Que les vents étaient odieux ! Vers où est allé le pissenlit dans l’air ?   
Qu’est devenu celui qui a lavé la rue de ton sang versé?

Raconte comment se porte la librairie ! Que devient le bistrot ?
Raconte comment on respire dans un temps prolongé !

Raconte comment est la suite de ce grand deuil !
Raconte comment on respire dans la gueule du loup !

Je te salue!  Dans ton face à face avec le loup enragé
Je te salue, ô cri rouge sous la torture !

Qu’est devenu le village abandonné au vent?
Qu’est devenue la prière que tu avais dite en mille et une nuits ?

Comment vas-tu ?  Scie-dans-l’os. Que dire ?
Il n’y a plus de pain dans les poubelles, que dire ?

La chambre n’est plus un toit à soi, l’épaule n’en est plus une pour pleurer
La maison n’est plus, transformée en échoppe de reins à vendre

Tu es mise en lambeaux pour la sainte religion
Ô oiselle esseulée il n’y avait personne pour t’enterrer

Dans ce noir absolu  « où le soleil ne s’est pas levé » [2]
J’ai prié pour du pain et mon vœu n’a pas été exaucé

Prier pour l’école, prier pour un travail et…
Prier pour les fleurs désespérées de grenade et…

Raconte ce qui se passerait si la chanson n’était pas un crime
Si mes pleurs à l’abri de chez moi n’étaient pas un crime

Ont été vains cris, protestations et même prières
Dieu lui-même s’est rangé du côté de notre assassin

Si mon bourreau n’était pas si pressé 
Raconte ce qui se serait passé si mon assassinat n’était pas une bonne action

Dieu n’aurait pas déchu dans son immoralité
S’il n’était pas resté silencieux au milieu de tous ces mis à mort

Lynchée, tu es dévastée et tu n’as pas pleuré
Sacrifiée pour un verset du Coran et tu n’as pas pleuré

La terre est étourdie comme la tête d’un drogué, ma précieuse
N’attache nullement ton cœur à cette bulle, ma précieuse

Assez! Nul besoin d’une nouvelle confession chaque soir
Nul besoin d’une autorisation pour aller à l’école

Assez ! La coupe est pleine dans cette ville.
Assez ! Chaque ligne de l’Histoire est ruisseau de sang ! N’est-ce pas assez ?

Quémander pour l’air, nous ne le voulons pas
A vous le Paradis, nous n’en voulons pas

Je te salue Leïla ! Champ de tulipes blessé par la hache
Je te salue Leïla ! Nous sommes à jamais honteux devant toi

[A la fin de ce poème épuisé, laisse-moi hurler
Je n’ai pas de pansement pour refermer ce gouffre]

Traduit par Guissou Jahangiri, relu par Patrick Navaï

 

De pas en pas, de souffle en souffle je t’aime
Contre les traditions meurtrières je t’aime Tes baisers sont tes prières et tu es croyante
Tes baisers sont ta contestation, tu es différente,De l’amour, l’espoir, l’avenir tu n’as pas peur
Je t’embrasse au milieu des Talibans, tu n’as pas peurJe t’embrasse au coin de la mosquée,
Au milieu du parfum sauvage de l’olive de Bohème…
Et tu ne trembles pasJe t’embrasse dans les taxis, dans les rues
Je t’embrasse contre les anathèmes des musulmansAu milieu des blessures, du sang et des cloques,
Embrasse-moi à pleine bouche
Au milieu des coups de feu des mitrailleuses, embrasse-moi à pleine boucheJe t’embrasse au cœur du chagrin et du deuil
Tu m’embrasses au beau milieu des attentats suicides

Tu m’embrasses pour nous nous envolions un instant au ciel
Pour être jeunes dans leur ville mourante et vieille

Être jeunes et
Ressentir la lame sur le cou
Pleurer en écoutant les chants émouvants de Zâher Hovaida [3]

Rester seul à la maison et  voyager seul
Aller les poches vides jusqu’au bout du monde 

Exploser comme une gorge nouée sous la pluie
Exploser dans la rue avec les paroles de « Sayed Qotb » [4]
Lire la nuit « Al Ghazali » [5] et faire des cauchemars
Regarder chaque pétale de fleur comme un apostat

Apprendre à l’école à assassiner son frère
Poignarder dans le dos les fleurs des peupliers
Alors que tu aspires à devenir poète
Dans l’envie de coucher avec la Lune
Avec « le Serviteur de la Religion du Messager d’Allah » [6]

Voir que ta part de cette ville n’est que l’ingratitude 
Que chacune de mes larmes est un bon pion politique  

Viens doucement que je te prenne dans mes bras
Ne pleure pas, ne pleure pas
Que doucement je meurs pour toi

J’embrasse les larmes coulant sur tes joues
J’embrasse tes cheveux, tes lèvres sèches, ta voix

Parle-moi même si toute ta vie, tu as tu tes mots
Ne pleure pas mon jardin de grenadier, même si tu es au fond de l’abîme

Pose ta tête sur mon épaule
Toi, mon bourgeon poussé sur ma tombe, toi, toute ma vie !

Je t’embrasse dans les taxis, dans les rues
Je t’embrasse contre leur dogme

Je t’embrasse dans la mosquée, tu n’as pas peur
Ils nous traitent d’impies, tu n’as pas peur

Au milieu des blessures, du sang et des cloques,
Embrasse-moi à pleine bouche
Au milieu du coup de feu des mitrailleuses,
Embrasse-moi à pleine bouche

Je t’embrasse au cœur du chagrin et des deuils
Tu m’embrasses au beau milieu des attentats suicides

Tu m’embrasses dans les cérémonies
Contre les fatwas des assassins, Je t’embrasse

Traduit par Belgheis Jafari Alavi, relu par Maud Thiria

 

Il y a encore ton gémissement, il y a une chance encore
Pleine de pleurs est l’ambulance mon amour encoreCrépuscule… [rougeoyant] tu tombes
Une fleur à la main, une balle dans la poitrine, tu tombes
Chute du haut du balcon… tu tombes par terre
La balle arrive et tu es soudain à terreTu as eu 20 ans, étourdi était le temps
Folie, excitation étaient les deux mots de ta jeunesse Un millier d’ombres suspectes derrière… la pluie…
Libérés nous avons couru sous la pluieMoi et toi, sommes arrivés à la fin dès le début
Peur et menace grandissant avec nousQu’est t-il arrivé ?  La maison devenue champ de danger
Peur et menace étant plus grandes que nousDevenir adulte parmi les croyants et les impies
Devenir adulte entre larmes, versets et fatwa

Puis la mosquée, l’appel à la prière et l’intimidation
Puis tu deviens bûche pour voir le fourneau

Le bruit saccadé des coups de feu dans la tête puis
Gaz lacrymogène dans nos poitrines et puis

Interminable et meurtrière, comme est orientale la patrie
Plus choquante qu’un choc électrique est la patrie
Tu soupirais quand une fleur s’effondrait,
Tu as été abattue parce que tu as péché

Péché ! Tes cheveux caressés par la brise
Péché ! Un sourire sur tes lèvres fleuries

Péché ! Musique, danse, regarder des films
A cause de la tubéreuse, palpiter dans ton sang

Une nuit épaisse est arrivée avec l’intention de te tuer
Qu’est le péché sinon ta voix lumineuse ?

Bonne action ! Se noyer entre zèle et honneur 
Bonne action ! Une école religieuse pleine de cauchemars

Péché ! Le nuage devenu pluie sur ton visage
Péché ! Le vent – l’étranger- dans tes cheveux…

Bonne action! L’attentat à la bombe à l’hôpital
La prière d’action de grâce,  pour avoir tué l’enfant

Le temps s’est arrêté sous les bottes et les chars du jihad [7]
Le temps s’est arrêté, tu as eu vingt ans

Qui a craché du sang sur notre photo ?
Le temps s’est arrêté, le son de ton cri a retenti

Il y a encore ton gémissement, il y a une chance encore
Pleine de pleurs est l’ambulance mon amour encore

Quelle sale époque… les yeux et les pluies
Plein de ton gémissement est l’hôpital mon amour

Tu es brûlée… moi et ton corps calciné, l’hôpital
Plein de ton gémissement est l’hôpital mon amour

Nous avions ensemble promis de fuir le monde
Plein de ton gémissement est l’avion mon amour

L’automne t’a vaincue feuille par feuille, reste en vie
Sous la grêle, reste en vie ma fleur épanouie

Ne meurs pas pour que nous combattions, prenions des risques
Ne meurs pas pour que nous péchions beaucoup

Ne meurs pas pour que nous combattions, de tout notre souffle
Ne meurs pas pour que nous reprenions la possession de notre ville

Traduit par Guissou Jahangiri, relu par Patrick Navaï

 

J’ai peur de mon portable, de ma poche, ne m’accompagne pas
Je suis recherché depuis des jours, ne m’accompagne pasLa fièvre s’en va, l’angoisse la remplace
J’ai peur de chaque passant que je croiseCes nouvelles grottes dans le mur sont suspectes
Ce garçon de café, ces bistrots sont très suspectsNe sors pas, le marché et l’université ne sont pas sûrs
Ce chemin est rempli de terreur, l’autre est la mère de tous les dangersJ’ai peur des rues, de la maison, du corridor
J’ai peur de la bouteille de vodka cachée sous la tableTu es une maison en cour de destruction, tu ne le sais pas
Tu es recherché depuis des jours, tu ne le sais pas

Des centaines d’oiseaux attendent dans ta tête
Une mine t’attend sous ta voiture

Il y a une odeur de tombes rue après rue après rue
Bruits de sirènes de plusieurs ambulances retentissent au loin

Traduit par Guissou Jahangiri, relu par Patrick Navaï

 

Il a neigé ce matin dans maintes provinces
La neige est tombée sur les traces du crimeÔ loup, de ton infinie solitude
Sors, le monde a neigé pour toiTu chantes avec un nœud dans la gorge : « au revoir rose rouge »
Je sens qu’il a neigé sur ta voixMon bonheur est la trace de tes pas dans la rue
Petit à petit, hélas la neige est tombée sur ta traceTu es parti, plus aucune vapeur ne s’élèvera
La neige est tombée de l’intérieur… de ta tasse de théLe bruit d’un coup de feu a resonné et jusqu’à ce que nous t’ayons trouvé
Le monde a neigé sans finCouvrant goutte à goutte à goutte ton sang
La neige est tombée sur les traces du crime

Maintenant tu es une légende dans notre village
Il a neigé sur cette légende de son début jusqu’à sa fin

Traduit par Guissou Jahangiri, relu par Patrick Navaï

 

Si auprès de son amour on était heureux
Voler deviendrait possible, si tes mains étaient des ailesLe monde entier est occupé à envoyer des armes
Si une fleur il y avait, à envoyer…Je serais venu demander ta main un jour chez toi
Si la situation dans le monde était seulement un peu normaleSi au moins on avait deux bouchées de pain
Au moins on serait sorti de cette fosseTu aurais pu cacher ta peur
Si tes lèvres étaient délivrées du bouton de fièvrePeut-être regarderaient- ils l’amour différemment
Si leur interprétation étaient autre que l’éjaculationAu lieu de nos hurlements de souffrance pour la liberté
Si leur armée était en train de périr

Peut-on combattre le mollah avec une fleur ?
Oui, si le monde était un film musical

Traduit par Guissou Jahangiri, relu par Patrick Navaï

 

Contre les clercs,
Du premier au dernier
Tu mènes une guerre inégale Flottent dans ton sang tes chants, ta voix gorge nouée
Ton début et ta finTes livres, ton rêve, tes choix et ton sommeil
Nient l’oppresseurUn doute, une interrogation, une phrase qui questionne
Toi mains vides, lui gaz lacrymogèneEmportée par la mélodie du piano, tu danses le tango
Lui, gavé de munitions, fier de sa force au maximumJ’avance vers toi
Soutenant ta danse et ton chant,
Ta guerre féminine
Attendant les beaux joursTon lot est calomnies, insultes, injures
Lui, dieu dans sa poche et prophète au poing

Mais sur cette colère désormais torrent,  je te jure
Qu’un jour, à ce combat tu mettras fin

Que le bourreau soit châtié
Que le bourreau soit châtié

Traduit par Belgheis Jafari Alavi, relu par Maud Thiria

Tu n’avais pas la taille du cyprès
Ni la poitrine en cristal
Ni la peau claire
Et tu ne gonflais pas tes lèvres face au miroir
Tu étais en colèreTes yeux n’avaient pas de coquetterie
Ils étaient tristes
Sous tes yeux, il y avait les cernes de l’insomnie
Et tes lèvres étaient craqueléesTu n’avais pas de charme
Les frissons envahissaient ton corps
En pensant à toute cette oppressionToi, plus que pour tes ongles
Tu t’inquiétais pour les forêts
Ton cœur palpitait pour les biches en voie de l’extinction
Et du pain si tu en avais
Tu l’aurais partagé avec les chats et les cafardsEt moi non plus, je ne suis pas venu mourir à tes pieds
Le jour où ma mort adviendra
Je voudrais être face aux hommes armés
À tes côtés
Debout dans la rueTraduit par Hoda Sajjadi

 

Notice biographique de Ramin Mazhar

Ramin Mazhar est né en septembre 1995 à Bamiyan que sa famille quitte immédiatement pour trouver refuge dans la capitale afghane. Après la chute des talibans en 2001, il peut aller à l’école, puis jusqu’en 2018 à l’université de langue et littérature persanes de Kaboul où il écrit des ghazals romantiques. En 2014 il rassemble des jeunes poètes dans un atelier littéraire. Et en août 2014 l’Afghan Pen international l’invite  à Téhéran en compagnie de sept écrivains renommés d’Afghanistan. En octobre 2015 il reçoit à Kaboul le prix de poésie Qahar Asi. Il est officiellement journaliste depuis 2016 mais il poursuit son œuvre poétique. A partir de février 2019 ses textes clament son opposition au « processus de paix avec les talibans » lancé par les États-Unis. Et son poème « je t’embrasse parmi les talibans n’as-tu pas peur ?» devient un chant de lutte contre le fondamentalisme de la jeunesse afghane.  En décembre 2019, il contribue à la libération anticipée de l’écrivain Zaman Ahmadi condamné à 20 ans d’emprisonnement pour un écrit blasphématoire

Après la chute de Kaboul en août 21, il est évacué par le gouvernement français. De son exil en France où il a le statut de réfugié politique il organise des ateliers de lecture en ligne et des cours d’écriture pour les jeunes, femmes et hommes d’Afghanistan.

 

[1] Leïla, la bien-aimée de Majnun : Une célèbre légende romantique de l’Orient

[2] « Que le soleil ne s’est pas levé » : fait référence au célèbre poème de Reza Barahani

[3] Zaher Hovaida, célèbre chanteur pop d’Afghanistan (1945-2012).

[4] Sayyid Qutb, écrivain égyptien et théoricien islamiste (9 octobre 1906 – 29 août 1966), influent sur les groupes islamiques extrémistes en Afghanistan.

[5] L’imam Muhammad Ghazali, célèbre juriste musulman (1058 – décembre 1111) qui rejetait l’étude de la philosophie.

[6] Le Serviteur de la Religion du Messager d’Allah (1890 – 13 octobre 1929), l’un des titres du roi d’Afghanistan qui renversa le gouvernement d’Amanullah Khan et se proclama Amir al-Mu’minin.

[7] Jihad, la guerre sainte pour l’expansion de la foi islamique.